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mardi 23 septembre 2014

La Ville de la lune (nouvelle)

Voici un autre texte dans la continuité de mes nouvelles aux titres aléatoires.
Un peu perchée, j'espère qu'il vous plaira. 

La Ville de la lune
          La lucarne laisse passer un rai de lumière bleuâtre qui découpe mon visage émacié. Dans l'obscurité croissante de la réserve alimentaire, je suis immobile, aussi imperturbable et statique que les bidons brillants qui m'environnent. Seule la petite lumière rouge dans mes yeux témoigne que je suis toujours en vie. Mes rétines deviennent le miroir du passé, et un millier de milliards d'hommes s'y relèvent. Je vois au travers de l'espace et du temps ; je visionne simultanément tous les moments multiples et encombrés qui me précèdent. Mon cœur ne bat plus qu'avec une infinie lenteur. Une pulsation pour chaque siècle. J'ai souvent pensé que si l'univers était en expansion, et puisqu'il parait qu'un jour, il effectuera une compression, nous étions au cœur de la pulsation d'un cœur gigantesque, vivant à une vitesse ineffablement supérieure.

          Je n'ai pas conscience d'être autre chose que ce que je ne suis, ni d'être mieux qu'un autre, ou supérieur, et sans doute est-ce parce que je ne le suis pas. Mais ironiquement, c'est cette pensée qui me place au-dessus de mes congénères, vautrés dans leurs préoccupations claudicantes. Nous sommes quelque huit mille personnes à subsister ici. Sur la Lune. Pas celle de la Terre, une autre. Un caillou tournant autour d'une sphère plus grosse, quelque part dans un carrefour reculé du cosmos. Une minuscule boule, même comparée à notre ancienne planète. L'esprit humain, que l'on considère communément comme complexe, est en réalité extrêmement simple. Face au danger, la fuite, face à la destruction, l'exode, face à la mort, la survie. Nous avons fui, bêtement impressionnés par la perspective d'une extinction de notre espèce. Je ne blâme pas mes ancêtres. Ils ont accompli leur existence de la manière qu'ils croyaient être juste, rien de plus, rien de moins. À présent, c'est à moi d'accomplir la mienne. 

          J'allume le petit écran posé sur un tonneau d'eau lyophilisée. L'image vacillante me montre une salle d'audience toute neuve. Un crime commis, et la justice qui ressuscite. Du fin fond de l'esprit où elle s'était tapie toutes ces années, la vieille idée de l'institution des peines correctionnelles s'est réveillée. Alors, que justice soit rendue. La condamnation de cet accusé, c'est la condamnation de l'humain dans son ensemble. L'homme juge l'homme, et je respecterai sa décision.

          Sur le sol métallique, j'ai posé le commutateur. Un boîtier d'où partent des dizaines de câbles. De petits fils de cuivre, insignifiants maillons d'une gigantesque toile, capables de transmettre une impulsion électrique à n'importe quelle extrémité du tressage. Une impulsion qui déclencherait simultanément l'embrasement de petites charges de poudre, que je disperse depuis un an. Un an de labeur, à tirer les câbles, connecter des détonateurs, sceller des poches d'explosifs et torsader des brins de métal. J'attends. Si mon doigt se pose, les poches explosent. Sans causer de grands dégâts immédiats. Mais elles sont fixées aux sas de sortie de la ville. Notre ville lunaire, gigantesque cité spatiale hermétiquement close, implantée sur une petite lune sans atmosphère que nous ne connaissons que vaguement, et sur laquelle nous avons poussés comme un champignon parasite dans l'écorce d'un arbre. Je ne juge pas. Je laisse cela aux fous et aux idéalistes.

          Dans la bouillie des cristaux liquides, une main s'abat, et une voix se lève. Je trésaille. Il y avait peu d'espoir pour que nous nous affranchissions de cette détestable habitude, mais j'espérais secrètent que la manie de condamner nous passerait. Cet orgueil insupportable d'un être qui se permet de juger hors de lui. En appliquant la sentence autant au juge qu'a l'accusé, je mettrai enfin les choses à plat.

          Mon doigt semble hésiter au-dessus du commutateur. Il n'hésite pas. J'ai bien envoyé l'ordre à mes membres d'agir, immédiatement. Pas de répit. Je ne suis pas hésitant. Mon geste se décompose sous mes yeux, et j'appuie.

          Une seconde, et les portes cèdent. L'air de la ville est vidé, comme par un brusque coup de poing dans son ventre. Puis elle cherche son souffle, tente de prendre une inspiration. Mais il n'y a rien à aspirer. Elle suffoque, tousse, et sa bouche ne s'ouvre que sur du vide. Des milliers de bouches s'ouvrent et se referment stupidement, sans comprendre. Les corps se disloquent, s'aplatissent, se désagrègent, explosent en bouquets de chair sanglante. Des squelettes entiers se dispersent en millions de paillettes nacrées. C'est ce que j'imagine. Je n'ai jamais été très bon en physique.

          Je-vois-je-vois-je-vois. Je vois au-delà, sans mes yeux, sans rien. L'air me quitte. La chair me quitte. Je me quitte. Je contemple distraitement mon corps ; il s'éparpille en une danse presque comique, sur deux échelles de temps divergentes qui se superposent. Je ne suis plus que deux points rouges qui flottent, indécis, dans la tombe terminale d'un peuple endormi. Et puis, je m'éveille. Sans le carcan de la vie, le temps n'a plus de sens à mon esprit. Évanouies, les limites du corps marquant la durée par le vieillissement des cellules, la nécrose des tissus, les pénibles battements du pouls. Je m'élargis dans ce nouvel espace offert.

          Une pulsation. Une autre. Et cela continue. L'univers palpite, et son martellement sourd m'est connu. Un battement, et une ineffable quantité de ces petites choses que sont les galaxies ont le temps de naître, grandir, et s'éteindre. Mon cœur bât, et la ville de la lune a déjà disparu ; de mon esprit aussi.






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Voici le creuset où tournent d'hétéroclites écrits, allant de la nouvelle au pamphlet, en passant par toute une gamme de formes littéraires (poésies, saynètes, spicilèges, diatribes, réflexions plus ou moins profondes).


Mon appétit est ─pour le moment─ trop immense pour me restreindre sur la question des genres.