Voici un autre texte dans la continuité de mes nouvelles aux titres aléatoires.
Un peu perchée, j'espère qu'il vous plaira.
La lucarne laisse
passer un rai de lumière bleuâtre qui découpe mon visage émacié.
Dans l'obscurité croissante de la réserve alimentaire, je suis
immobile, aussi imperturbable et statique que les bidons brillants
qui m'environnent. Seule la petite lumière rouge dans mes yeux
témoigne que je suis toujours en vie. Mes rétines deviennent le
miroir du passé, et un millier de milliards d'hommes s'y relèvent.
Je vois au travers de l'espace et du temps ; je visionne
simultanément tous les moments multiples et encombrés qui me
précèdent. Mon cœur ne bat plus qu'avec une infinie lenteur. Une
pulsation pour chaque siècle. J'ai souvent pensé que si l'univers
était en expansion, et puisqu'il parait qu'un jour, il effectuera
une compression, nous étions au cœur de la pulsation d'un cœur
gigantesque, vivant à une vitesse ineffablement supérieure.
Je n'ai pas conscience
d'être autre chose que ce que je ne suis, ni d'être mieux qu'un
autre, ou supérieur, et sans doute est-ce parce que je ne le suis
pas. Mais ironiquement, c'est cette pensée qui me place au-dessus de
mes congénères, vautrés dans leurs préoccupations claudicantes.
Nous sommes quelque huit mille personnes à subsister ici. Sur la
Lune. Pas celle de la Terre, une autre. Un caillou tournant autour
d'une sphère plus grosse, quelque part dans un carrefour reculé du
cosmos. Une minuscule boule, même comparée à notre ancienne
planète. L'esprit humain, que l'on considère communément comme
complexe, est en réalité extrêmement simple. Face au danger, la
fuite, face à la destruction, l'exode, face à la mort, la survie.
Nous avons fui, bêtement impressionnés par la perspective d'une
extinction de notre espèce. Je ne blâme pas mes ancêtres. Ils ont
accompli leur existence de la manière qu'ils croyaient être juste,
rien de plus, rien de moins. À présent, c'est à moi d'accomplir la
mienne.
J'allume le petit écran
posé sur un tonneau d'eau lyophilisée. L'image vacillante me montre
une salle d'audience toute neuve. Un crime commis, et la justice qui
ressuscite. Du fin fond de l'esprit où elle s'était tapie toutes
ces années, la vieille idée de l'institution des peines
correctionnelles s'est réveillée. Alors, que justice soit rendue.
La condamnation de cet accusé, c'est la condamnation de l'humain
dans son ensemble. L'homme juge l'homme, et je respecterai sa
décision.
Sur le sol métallique,
j'ai posé le commutateur. Un boîtier d'où partent des dizaines de
câbles. De petits fils de cuivre, insignifiants maillons d'une
gigantesque toile, capables de transmettre une impulsion électrique
à n'importe quelle extrémité du tressage. Une impulsion qui
déclencherait simultanément l'embrasement de petites charges de
poudre, que je disperse depuis un an. Un an de labeur, à tirer les
câbles, connecter des détonateurs, sceller des poches d'explosifs
et torsader des brins de métal. J'attends. Si mon doigt se pose, les
poches explosent. Sans causer de grands dégâts immédiats. Mais
elles sont fixées aux sas de sortie de la ville. Notre ville
lunaire, gigantesque cité spatiale hermétiquement close, implantée
sur une petite lune sans atmosphère que nous ne connaissons que
vaguement, et sur laquelle nous avons poussés comme un champignon
parasite dans l'écorce d'un arbre. Je ne juge pas. Je laisse cela
aux fous et aux idéalistes.
Dans la bouillie des
cristaux liquides, une main s'abat, et une voix se lève. Je
trésaille. Il y avait peu d'espoir pour que nous nous
affranchissions de cette détestable habitude, mais j'espérais
secrètent que la manie de condamner nous passerait. Cet orgueil
insupportable d'un être qui se permet de juger hors de lui. En
appliquant la sentence autant au juge qu'a l'accusé, je mettrai
enfin les choses à plat.
Mon doigt semble hésiter
au-dessus du commutateur. Il n'hésite pas. J'ai bien envoyé l'ordre
à mes membres d'agir, immédiatement. Pas de répit. Je ne suis pas
hésitant. Mon geste se décompose sous mes yeux, et j'appuie.
Une seconde, et les
portes cèdent. L'air de la ville est vidé, comme par un brusque
coup de poing dans son ventre. Puis elle cherche son souffle, tente
de prendre une inspiration. Mais il n'y a rien à aspirer. Elle
suffoque, tousse, et sa bouche ne s'ouvre que sur du vide. Des
milliers de bouches s'ouvrent et se referment stupidement, sans
comprendre. Les corps se disloquent, s'aplatissent, se désagrègent,
explosent en bouquets de chair sanglante. Des squelettes entiers se
dispersent en millions de paillettes nacrées. C'est ce que
j'imagine. Je n'ai jamais été très bon en physique.
Je-vois-je-vois-je-vois.
Je vois au-delà, sans mes yeux, sans rien. L'air me quitte. La chair
me quitte. Je me quitte. Je contemple distraitement mon corps ;
il s'éparpille en une danse presque comique, sur deux échelles de
temps divergentes qui se superposent. Je ne suis plus que deux points
rouges qui flottent, indécis, dans la tombe terminale d'un peuple
endormi. Et puis, je m'éveille. Sans le carcan de la vie, le temps
n'a plus de sens à mon esprit. Évanouies, les limites du corps
marquant la durée par le vieillissement des cellules, la nécrose
des tissus, les pénibles battements du pouls. Je m'élargis dans ce
nouvel espace offert.
Une pulsation. Une autre.
Et cela continue. L'univers palpite, et son martellement sourd m'est
connu. Un battement, et une ineffable quantité de ces petites choses
que sont les galaxies ont le temps de naître, grandir, et
s'éteindre. Mon cœur bât, et la ville de la lune a déjà disparu
; de mon esprit aussi.
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Soyez polis, mais non moins acerbes si l'envie vous prend. Les fautes d'orthographe sont bien sûr tolérées (moi-même, je ne suis pas à l'abri d'une hérrRoeure). D'ailleurs, faites-moi ─s'il vous plait─ remarquer les coquilles orthographiques, grammaticales et syntaxiques que vous relèveriez.
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